C’est un mystère ancien, dont nous avons fait un mythe. Quelle force pousse certains d’entre nous à désirer si fort l’inaccessible, au point d’y consacrer toutes leurs ressources, de sacrifier à leur obsession tout ce qui les relient à la communauté des humains ? Pourquoi acceptent ils d’y laisser leur vie, souvent, et de briser celles de leurs proches ? Comment, parfois, réussissent-ils à dépasser ce qui était jusque là considéré comme une limite infranchissable ? Pourquoi, derrière ces pionniers, l’humanité toute entière se rêve-t-elle plus grande ?

« That’s one small step for man, one giant leap for mankind »

Neil Amstrong, 20.07.1969

Héros

Deux films, un documentaire et une fiction, deux narrations, chacune romancée à sa manière, et deux héros, au sens antique du terme, comme deux exemples de ces êtres où soudain convergent les rêves de l’humanité. Free Solo nous parle d’Alex Honnold, et de son ascension en solo intégral, sans aucune corde pour l’assurer, d’El Capitan, une falaise verticale de 900 m dans le Parc de Yosemite. First Man retrace le destin de Neil Amstrong, de ses premiers vols sur l’avion-fusée X15 à ses premiers pas sur la Lune.

A cinquante ans d’intervalle, ces deux histoires, ces deux personnages semblent se répondre en écho. C’est qu’ils sont eux-mêmes les échos d’autres récits plus anciens, profondément ancrés dans la culture occidentale et sans cesse renouvelés à travers les ages. Alex Honnold a choisi El Capitan parce que c’est une ascension particulièrement difficile, effrayante. La surface plane du rocher constitue une incarnation très photogénique de l’impossible, et Yosemite est chargé de la magie du Far West, de la Frontier à dépasser. C’est un lieu où l’Homme contemple dans la Nature son propre désir d’exploration.

C’est précisément pour réactiver ce mythe d’une Amérique de Pionniers que le programme Apollo a été lancé. Et c’est parce qu’elle est l’aboutissement d’un voyage particulièrement difficile, effrayant, que la Lune a été choisie comme destination.

« We choose to go to the Moon in this decade and do the other things, not because they are easy, but because they are hard; because that goal will serve to organize and measure the best of our energies and skills, because that challenge is one that we are willing to accept, one we are unwilling to postpone, and one we intend to win, and the others, too. »

John F. Kennedy, 12.09.1962

Solitaires

Le Neil Amstrong de First Man et l’Alex Honnold de Free Solo (c’est à dire les images qui en sont données par les deux récits) ont en commun de se situer à la marge, à distance du reste de l’humanité, dans une incapacité manifeste à comprendre et partager leurs émotions et celles de ceux qui les entourent. En cela, la dimension historique de leurs exploits leur importe peu. S’ils choisissent de se rendre là où personne n’est allé, c’est avant tout parce qu’ils ont besoin de fuir les lieux où les autres sont.

Cette conjonction d’une forme d’évidence à l’échelle de l’individu et d’absurdité à l’échelle collective forme la caisse de résonance dans laquelle évoluent les deux films. Elle permet une sorte de reconstruction de la figure du Héros qui n’est plus pensé comme un surhomme aux dons extraordinaires mais comme un être porteur d’une souffrance profonde, qu’il parvient à sublimer dans une pratique obsessionnelle de la limite. Du héros épique, Neil Amstrong et Alex Honnold conservent la dimension exorbitante de certaines de leurs capacités physiques et mentales, mais leurs rapports au monde, aux autres et à la mort sont ceux de héros tragiques, comme prisonniers du destin extraordinaire dans lequel ils s’enfermement eux-memes, avec acharnement.

Rencontres

Au-delà du caractère spectaculaire de leurs exploits et de leur façon chacun à leur manière de redéfinir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, les deux personnages fascinent donc par la rigueur avec laquelle ils s’emploient à s’éloigner des autres pour tenter de se rapprocher d’eux-mêmes, par les détours incommensurables qu’ils acceptent de parcourir pour trouver un moment, même fugitif, de paix intérieure.

Neil et Alex sont des héros non pas parce qu’ils ont réussi à aller là où personne n’est allé. Ce sont des héros parce qu’ils étaient loins et ont réussi à aller là où nous pensons être.