Une révolution est en marche, à grand renfort de marketing et de publicité, à notre poignet gauche, dans nos salons, nos cuisines et nos buanderies. De nombreux objets, jusque là tout à fait muets, suivent la voie qu’ont ouverte devant eux les terminaux de communication (téléphone, ordinateur, smartphones) en accédant (le plus souvent par wi-fi) à internet. Ces objets connectés, dont on prédit qu’ils vont rapidement envahir notre environnement, redéfinissent à la fois leur fonction, les relations que nous pouvons établir avec eux, le monde et notre intimité. Ils ouvrent la voie à la dématérialisation de tout ce qui rend nos logements familiers. Dix mille ans après le début de la sédentarisation de l’humanité, les objets connectés font basculer notre habitat dans l’ère du nomadisme « in the cloud ».
Hybridation fonctionnelle et purification sémantique
Un vaste processus d’hybridation est en cours dans la galaxie de nos objets familiers, qui tisse des liens improbables entre le four de nos parents et le dernier Ipad. Il s’accompagne d’une purification et d’une restriction sémantique du concept d’objet qui le rend possible, et nécessite une analyse pour en saisir la pleine portée. L’expression « objet connecté » établit un espace vide entre les mots « objet » et « connecté », et c’est précisément cette dissociation révolutionnaire qui reléguera bientôt aux antiquités nos anciens « objets » (tout court), futurs « objets déconnectés », tout comme le smartphone a rendu linguistiquement idiots et socialement démodés nos anciens téléphones portables.
Cette rupture isole d’un côté l’objet, l’outil, qui transforme la matière et agit sur le réel, et de l’autre le terminal, qui assure l’interface et l’accès à un réseau. Dans le cas des fours électriques qui peuplent nos cuisines depuis les années 1960, l’outil est constitué des résistances électriques et de la cavité isolée thermiquement assurant la cuisson des aliments, et l’interface réalisée par la vitre avant et les différents boutons et programmes accessibles à l’utilisateur. Une fois « déconnecté » conceptuellement, le four électrique n’est qu’une simple boîte opaque chauffante : la purification à l’oeuvre dans l’expression « objet connecté » autorise la machine à se délester de l’intégralité de son interface, qui peut dès lors librement quitter l’objet et se dématérialiser.
Disparition des interfaces : la maison « mains libres »
La dématérialisation de l’interface présente de nombreux avantages, pour les entreprises comme pour les utilisateurs. Elle simplifie la mise à jour et le déploiement de nouvelles fonctionnalités sans avoir à intervenir sur l’objet réel, mais surtout elle affranchit l’utilisateur de tout contact physique avec l’objet qu’il utilise : l’interaction est prise en charge à distance par un ensemble de capteurs électroniques. Je peux consulter le contenu de mon frigo depuis mon lieu de travail, (ou, plus probablement, puis-je le partager avec une enseigne de courses en ligne en mesure de le remplir sans intervention de ma part) et déclencher la cuisson de mon dîner alors que je me trouve encore dans le métro. Le rêve de la télécommande universelle devient subitement réalité, à mesure que l’objet se replie sur ses fonctions, et se transforme en boîte noire, augmentant son efficacité : à quoi bon conserver une porte vitrée, très coûteuse en isolation, sur un four dont je peux consulter la température depuis mon canapé ? Une simple webcam suffira aux fours connectés de demain pour me renseigner sur l’avancement de la cuisson à moins que de multiples capteurs ne détectent directement le moment idéal où elle doit s’interrompre.
Les premiers modèles de fours connectés, qui viennent d’arriver sur le marché, ressemblent encore beaucoup à leurs ancêtres déconnectés : il faut y voir soit un manque de créativité, soit une forme du skeuomorphisme qui était également la règle sur les premières applications iPhone, mimant les objets réels dont elles s’inspiraient. En devenant « connecté », l’objet se replie inévitablement sur ses fonctions, son design évolue et il devient physiquement impénétrable pour l’utilisateur. Un excellent exemple de cette tendance, préfigurateur de l’environnement domestique de demain est l’Apple TV. Un simple boîtier, noir, sans aucun bouton, qui déconnecte la télévision de son réseau hertzien historique pour la transformer en « objet connecté », dont la télécommande, symbole même de la modernité depuis les années 1980, est devenue inutile : c’est le smartphone qui assure désormais l’interface avec le téléviseur.
Il n’existe pas d’objet déconnecté
Les objets de notre quotidien n’ont pas attendu le développement de l’internet sans fil et le protocole IPv6 pour être connectés. Hybride de nature et de culture, l’outil est une invention bien antérieure à l’homme moderne : les premiers Chopper (galets aménagés en français) sont utilisés par Homo Habilis il y a près de 2,5 millions d’années (les plus vieux fossiles d’Homo Sapiens découverts à ce jour datent d’un peu moins de 200 000 ans). Dès la préhistoire, les objets sont inscrits dans de complexes réseaux de technologies, de ressources, d’échanges et de croyances les connectant aux sociétés qui les façonnent et qu’ils rendent possibles en retour. Les outils obtenus par le débitage Levallois ne sont pas de simples cailloux muets. Ils sont le fruit de la connexion d’une capacité d’extraction, de sélection, de transport et d’échanges de matières premières, d’un long apprentissage d’une technique de taille très élaborée (voir la vidéo ci-dessous), et d’un ensemble d’utilisations potentielles (chasse, découpe, parure…). Ce sont des objets profondément connectés à la culture dans laquelle ils ont émergés.
Plus proche de nous dans le temps, le « confort moderne » de la seconde moitié du XXème siècle s’est mué en un fétichisme d’objets à la base de notre société de consommation. Nos intérieurs sont remplis par un peuple silencieux mais plus que jamais connecté à ses propriétaires. Les objets domestiques sont le socle de notre sentiment d’appartenance à un lieu, ils fondent la relation de familiarité avec des logements que nous occupons pour un temps de plus en plus réduit. En plus d’être connectés à des réseaux simples (électricité, gaz, eau, hertzien), ils constituent une part importante de notre identité. L’axe d’hybridation des objets a quitté le complexe nature / culture (qui s’interroge sur l’aspect naturel d’un téléviseur à écran plasma ?) pour se déplacer vers la distinction sujet / objet. Parce que je suis connecté à mes objets, ils font partie de moi. Nos intérieurs familiers sont constitués d’une multitude d’objet-oasis isolés, dont nous assurons la cohérence. Ce réseau porte un nom, il s’agit de notre intimité.
Le syndrome « Apple TV » : déconnecter pour connecter
L’apparition des « objets connectés » (au sens d’Apple et de Google) ouvre un nouvel axe d’hybridation jusque là peu exploré de notre culture : l’axe objet / objet. Si l’Apple TV a d’ores et déjà fusionné deux objets plutôt semblables que sont l’ordinateur et la télévision, les possibilités de croisement de l’habitation 2.0 sont bien plus vastes. Un lit et une baignoire pourront tout à fait entrer en communication afin d’anticiper mon réveil et préparer mon bain du matin, mon chauffage et mon agenda se synchroniseront vraisemblablement pour réduire ma consommation électrique pendant mes vacances ou ma journée de travail, ma balance et mon réfrigérateur se mettront d’accord d’eux-mêmes sur les prochains achats alimentaires : de toute façon, c’est le frigo qui fait les courses ! Une immense société d’objets est en train d’émerger, et avec elle des potentialité de dialogue totalement inédites, qui remettent brutalement en cause notre habituelle rupture sujet / objet. Cette société est parfaitement connectée, totalement autonome, et sans aucune interface physique. L’utilisateur humain en est absolument exclu, et les anciens liens qu’il avait tissés avec sa galaxie d’objets familiers sont rompus, déconnectés.
Oasis isolées qui fondaient notre identité, nos objets sont devenus une jungle inextricable que nous observons à distance depuis la télécommande universelle de nos smartphones. Centralisées et dématérialisées, nos interactions avec le monde des objets sont simples à stocker et à analyser. Notre sentiment d’intimité peut dès-lors se détacher totalement de l’espace dans lequel nous l’expérimentons, et se résumer à un ensemble de paramètres enregistrés sur un serveur, à des milliers de kilomètres de notre chambre à coucher. Les « objets connectés » promettent un monde nomade mais sans déménagement, où se sentir chez soi n’est pas une question de lieu, ni même d’objets, mais simplement de connexion.