De tous les incipit théâtraux, celui du Roi Lear (Shakespeare, 1606) présente vraisemblablement la dramaturgie la plus resserrée. En une centaine de vers et quelques minutes, Lear divise le royaume de Grande-Bretagne, marie ses deux filles ainées aux ducs d’Albany et de Cornouailles et maudit sa cadette, Cordélia, coupable de n’avoir pas su démontrer par les mots la force de son amour filial. Bien que courtisée par le roi de France et le duc Bourgogne, elle est violemment répudiée par son père et doit fuir la cour avec France.
Rares sont les chutes d’une ampleur et d’une intensité de celle subie par Cordélia en quelques instants. Vers 86, elle est encore « notre joie, bien que notre cadette et la plus petite, toi dont les vins de France et le lait de Bourgogne se disputent le jeune amour », avant que la malédiction de Lear ne l’évacue bien au-delà du cercle de l’humanité : « le Scythe barbare, ou celui qui fait cuire ses enfants pour assouvir sa faim, trouveront en moi autant de sympathie, de pitié ou d’accueil que toi, qui fus ma fille » (124).
Entre la princesse et l’exilée, l’amour et la damnation, la raison ou la folie, le génie de Shakespeare nous démontre qu’il n’y a que le langage pour frontière, et qu’un sort suffit pour rompre toute barrière.
« Nothing can come from nothing » (Lear, I,1,92)
Le Roi Lear est l’histoire de la chute -puis de la rédemption- d’un langage hanté par un orgueil destructeur, qui le réduit progressivement à néant. « De rien ne te viendra rien », annonce Lear à Cordélia, s’opposant d’emblée au Verbe créateur chrétien, qui, précisément, sait faire tout de ce « rien », et précipitant la chute du langage qu’il a initiée quelques répliques auparavant, par sa requête sacrilège.
« Voyons, mes filles, puisqu’en ce jour nous abandonnons le pouvoir et nos droits sur les fiefs et les soucis de l’Etat, laquelle d’entre vous allons-nous dire la plus aimante, pour pouvoir réserver nos plus grandes largesses à qui peut y prétendre par le mérite autant que par la nature… » (I,1,53)
Dans la bouche de Lear, le langage devient la monnaie d’un échange économique plutôt que le dépositaire de la vérité, et l’un de ses mots les plus importants dans la foi chrétienne, « l’amour », n’est rien d’autre que la devise de cette transaction : la terre et le pouvoir contre la flatterie.
Ce déplacement de la valeur du langage est la source de la brutale crise où se redistribuent les prix (au sens le plus économique du terme) des différents protagonistes de l’intrigue. Il y a ceux, plein du même orgueil que Lear, qui entrent pleinement sur le marché et y excellent : Cordélia, Goneril et Edmond en sont les champions, eux qui tordent le mot pour lui évacuer toute vérité, sacrifiant au passage l’ensemble des valeurs de la société traditionnelle à l’autel de l’orgueil.
« Ah, monsieur, je vous aime plus que les mots n’ont le pouvoir de le dire ! Vous m’êtes cher plus que mes yeux, mon espace, ma liberté, plus que tout ce qu’on tient pour précieux ou rare, et pas moins que la vie et toutes et toutes ses grâces, pas moins que la santé, la beauté, l’honneur ; autant qu’on aima jamais un fils, autant qu’un père a pu jamais se sentir chéri. C’est un amour qui rend pauvre le souffle et vaine la parole. Je vous aime au-delà de tous ces plus ou autant. » (I,1, 61)
Marges
A l’opposée, ceux qui refusent d’adopter cette nouvelle monnaie d’échange, tels Cordélia, Kent ou Edgar, voient leur valeur chuter brutalement. S’excluant du discours-marché, ces trois personnages deviennent, littéralement, rien : le néant d’un discours dominant perverti par l’orgueil, la marge de la signification. Pour être quelque chose, il faut participer un tant soit peu à l’échange économique dont le discours est le support, mais Cordélia, Kent et Edgar, au nom de leur attachement aux valeurs qui prévalaient avant le démarrage de la pièce, en sont sortis, et disparaissent, chacun à leur manière, de l’action.
Cordélia : « Je ne dirai rien, monseigneur ». (I,1,89)
Cordélia, Kent, et Edgar décrivent l’ensemble des alternatives qu’il est possible de déployer pour s’extraire du discours orgueilleux. Le plus radical est la disparition pure et simple, et c’est le choix fait par Cordélia, qui quitte la pièce à la fin de la première scène (vers 309) et qu’on ne retrouvera qu’une fois que le langage aura été suffisamment purifié pour envisager sa rédemption, à la fin de l’acte IV (IV,4). Entre les deux : deux mille deux cents vers de silence.
Kent, quant à lui, adopte une attitude de faux monnayeur, jouant sur deux marchés simultanés, il sait adopter (pour mieux les détourner) les codes d’un langage perverti sans avoir pour autant abdiqué sa foi en la vérité. Derrière son masque de serviteur, il distille sa monnaie de singe et tourne en dérision le discours de ses ennemis.
Kent : « Foi d’honnête homme, monsieur, et selon la vraie vérité, et de par les respect que je dois à votre sublime apparence, dont les effluves, cette guirlande de feu limpide sur le front clignotant du divin Phébus… » (II,2)
A mi-chemin entre la radicalité de Cordélia et le double-jeu de Kent, Edgar choisit la marginalité comme position de repli. Le marginal a ceci en commun avec l’acteur qu’il est un être double, à la fois présent et absent, il est capable de se cacher tout en restant visible car il est clairement identifié comme autre, agent de son propre marché parallèle, ce délire de mots du « Pauvre Tom » par lequel se déversent les sentiments d’Edgar.
Edgar : « (…) Exemples, précédents, ce pays d’ailleurs m’en fournit avec tous ces mendiants de cour des miracles qui percent en hurlant leur bras presque morts, insensibles, à grand renfort d’épingles ou d’épines, ou de clous, ou de branches de romarin, puis montrent ces horreurs dans les pauvres fermes, les misérables villages, les bergeries, les moulins, pour, tantôt maudissant comme des lunatiques, et tantôt suppliant, forcer la pitié. Pauvre Tom ! Pauvres Pierrot-la-crasse ! Ah, ils sont quelque chose, eux, malgré tout ! Moi, Edgar, ne suis rien. » (II, 3)
Renversements
Au cœur du marché, la langue de l’orgueil étend son emprise, voit émerger de nouvelles puissances (Edmond le bâtard et Oswald le valet) et progressivement se retourne contre celui qui, le premier, a fait perdre son sens au mot amour : Lear lui-même, dans une scène parfaitement symétrique du début de la pièce (II,4), se confronte à ses filles aînées, et reconnaît en elle le pêché qu’il leur a insufflé.
Lear : « (…) Pourtant tu es ma chair et mon sang, et ma fille… Ah, bien plutôt le mal qui habite ma chair, et que je suis forcé de reconnaître mien. Tu es un chancre, un furoncle pestueux, un abcès plein de pus dans mon sang qu’il corrompt » (II,4, v.1520)
Il y révèle, au passage, sa propre faute, et la valeur toute numérique qu’a prise, depuis le début de la pièce, le mot « amour », dans une humiliante scène d’enchère inversée, miroir de la scène d’ouverture, qui focalise sur Lear la violence qu’il a d’abord imposée à ses filles.
« Lear : (à Goneril) Je viens, je retourne chez toi, tes cinquante, c’est deux fois plus que ses vingt-cinq ; ton amour vaut deux fois le sien.
Goneril : Ecoutez moi, seigneur. Quel besoin avez-vous de ces vingt-cinq hommes, ou de dix ou même de cinq, pour vous accompagner dans une maison où deux fois plus ont l’ordre de vous servir ?
Régane : Qu’avez-vous à faire d’un seul ? » (II,4, v.1564)
A ce stade de l’action, Lear n’ a donc, on le comprend, rien abandonné de son orgueil initial, et sa parole s’inscrit toujours dans le discours païen et sacrilège qui occupe le centre de la puissance. Il refuse simplement d’accepter sa propre banqueroute, sa chute dans l’échelle du pouvoir au sommet de laquelle trônent désormais ses deux filles et bientôt Edmond, et surenchérit dans la violence.
Lear : « (…) Pénétrez moi d’une haute colère, et faites que mes joues ne se souillent pas de pleurs, ces armes de la femme. Monstres, furies, je prendrai sur vous deux de telles revanches que dans tout l’univers… Je ferai de ces choses… Quoi, je ne sais encore, mais qui seront l’épouvante de cette terre ! Vous pensez que je vais pleurer, non, non, je ne pleurerai pas. Certes, j’ai toutes les raisons de le faire (tempête au loin), mais de cœur-là éclatera en cent mille morceaux avant que je ne pleure. Ô fou, je deviens fou ! » (II,4,v.1587)
Ici s’achève, tandis que résonnent au loin les éclats d’une tempête, l’acte II et la première partie de la pièce. L’ensemble du système de signification et de valeurs est renversé, contaminé par l’orgueil des différents protagonistes de l’action, et Lear lui-même est contraint de s’exclure du champ de pouvoir du langage. Ses mots se perdent dans des phrases interrompues, dans le fracas du tonnerre et dans la folie. Démarre alors une apocalypse.
« Retirons-nous ; voici une tempête » (Lear, II,4, v.1589)
La tempête du début de l’acte III marque un brutale interruption de l’action, qui a atteint, dans la dernière scène de l’acte précédent, un point de rupture critique. Elle met un terme à la scène d’humiliation de Lear par ses propres filles avant que celle-ci ne bascule dans la violence physique, seule issue possible entre des protagonistes à ce point gonflés par l’orgueil, incapables du moindre pardon, dans un univers où ce mot lui-même a, comme l’amour, perdu toute signification. Le déchaînement de violence symbolique dont font preuve Lear et ses filles ne peut dès lors qu’aboutir à un déchargement dans le réel, par le meurtre de l’une ou de l’autre des parties. La transgression que constituerait une telle scène d’infanticide ou de parricide n’est pas soutenable et l’action se brise avant qu’elle ne puisse avoir lieu. Tous sortent et le rideau retombe, marquant la fin de l’acte II : « retirons-nous; voici une tempête », commente Cornouailles.
Au-delà de l’action c’est le langage lui-même qui se rompt face à se propre violence. Si Lear ne trouve plus ses mots puis quitte le plateau dans la folie, c’est que ces « choses », « l’épouvante sur terre » qu’évoque le roi déchu, dont tous (le public, les autres personnages, Lear lui-même) connaissent parfaitement la nature, sont simplement informulables. Comme pour souligner cette rupture du langage, il faut bien sûr imaginer le fracas de théâtre qui figure la tempête (timbales, plaques de tôle, tambours…) et qui se superpose, jusqu’à l’écraser, à toute parole. Miné par la violence, le discours se fait bruit tandis que l’action explose.
« What do you read, my lord ? -Words, words, words » (Hamlet, II,2)
Simplement par ce qu’elle a suggéré, la pièce a basculé dans la transgression, et la dramaturgie dès lors va devoir évacuer la violence des images qu’elle a provoquées, et décharger la tension des deux premiers actes pour permettre une reprise de l’intrigue. Cette stratégie d’évacuation s’appuie sur une reconstruction du discours, à partir du point de fracture où il a été laissé, dans la radicalité la plus totale. Jusqu’à l’acte II, le sens du discours était perverti ; dans l’acte III, toute notion de sens disparaît, balayée par l’orage, et du langage ne subsistent plus que les mots, une logorrhée délirante et hallucinée.
Edgar : « Qui donne quelque chose au pauvre Tom ? Lui que l’abominable démon a mené à travers le feu et la flamme, à travers les gués et les tourbillons, par les marécages et les bourbiers, mettant des couteaux sous son oreiller, ah, et une corde pour qu’il se pende sur son prie-Dieu, ah ! et qui l’a rendu orgueilleux de coeur, au point de le lancer sur un cheval bai, par des ponts de quatre pouces, ah, pour rattraper son ombre, son ombre à lui, qu’il croyait être une espionne ! Bénédiction sur tes cinq esprits ! Tom a froid. Brou brou, hi, hi, hi, broubrou ! Béni sois-tu contre les tourbillons, les astres mauvais et les maléfices. Faites au pauvre Tom une charité, lui que l’abominable démon tourmente. Je pourrais l’attraper… ici ! Et là ! Et là aussi ! Et là ! » (III, 4)
Le délire a ceci d’effrayant qu’il démontre que le langage est capable d’un fonctionnement autonome, et que la signification, que nous plaçons au sommet incontestable de la langue, est arbitraire, contingente, et même tout à fait facultative. Tout discours délirant est transgressif car il atteint le sujet au cœur même de sa pensée, dans son entendement. Mais le délire est également le centre du dispositif théâtral, et l’acte III, qui voit Lear définitivement sombrer dans la folie, le rappelle une fois de plus.
« Lear : Laissez-moi parler à ce philosophe d’abord. Quelle est la cause du tonnerre ?
Kent : Mon cher seigneur, acceptez son offre. Venez à la maison.
Lear : Je parlerai un peu à ce savant ermite. Dites-moi votre étude ?
Edgar : Écarter le démon, tuer la vermine.
Lear : Laissez-moi en privé vous demander quelque-chose.
Kent : Pressez-le de venir, monseigneur. Une fois encore ! Il commence à perdre l’esprit.
(…)
Lear : Oh j’implore votre miséricorde, monsieur. Et votre compagnie, noble philosophe.
Edgar : Tom a froid.
Gloucester : Entre là, mon garçon ; tiens-toi au chaud dans la hutte.
Lear : C’est cela, entrons tous.
Kent : Par ici, monseigneur.
Lear : Avec lui ! Je veux mon philosophe. » (III,5)
En réalité, une seule personne délire dans cette scène, c’est le spectateur qui se laisse prendre au jeu des acteurs. Le théâtre de Shakespeare met la folie en abyme et permet de révéler l’arbitraire d’un langage qui tente de camoufler, sous les attributs factices de la signification, notre condition essentielle d’êtres délirants, dont les mots et leurs sens ne constituent qu’un reflet parmi d’autres.
Cette révélation a lieu, progressivement, du début de la pièce jusqu’à l’acte III, sous la forme de la phobie d’un langage qui autorise -s’autorise – toutes les transgressions. Sa radicalité est cependant une menace pour le dispositif théâtral qui en a été la condition d’émergence : si tout langage n’est que délire, l’illusion théâtrale tombe, et le spectacle s’arrête. C’est ce risque d’explosion de la mise en abyme que doivent contenir Kent et Gloucester, garants et gardiens de l’intrigue, de sa dramaturgie, et du théâtre même. En guidant avec obstination Lear au long de l’acte (« Entrez, mon cher suzerain », « Entrez, mon cher seigneur », « Mon cher seigneur, entrez-là », « Mon cher seigneur, veuillez entrer ici », « venez à la maison », « Par ici, monseigneur »), c’est le spectacle lui-même qu’ils tentent de faire avancer, le drame qu’ils pressent de redémarrer.
Kent et Gloucester maintiennent à grand peine un monstre immense et bringuebalant au-sommet d’une corniche et parviennent à extraire le spectacle de son jeu d’équilibre au-dessus du néant. La folle pause de l’acte III s’achève dans un ultime sacrifice qui ouvre la voie à la rédemption : les yeux arrachés par ses ennemis et la ruse d’Edmond, Gloucester peut enfin, dans l’obscurité et la solitude, loin du mensonge des sens, recouvrer la vérité disparue. Aveugle, dès-lors, Gloucester ne l’est qu’au sens perverti du langage de la violence et de l’orgueil. Il est, selon la langue juste (chrétienne) libéré de son aveuglement.
Gloucester : « Je n’ai pas de chemin, à quoi bon des yeux ! Je trébuchais du temps que j’avais les miens. » (IV, 1)
Le charme maléfique jeté par Lear sur le langage s’estompe alors, et le mot entame sa rédemption, jusqu’à la conclusion de la pièce. Le dernier, Lear ouvre les yeux pour une ultime réplique, et Cordélia, dont le silence fut la cause de tant de mots, parachève par sa mort la résurrection du discours.
Lear : « Et ma pauvre innocente est pendue. Oh, non, non, plus de vie ! Pourquoi un chien vivrait-il, un cheval, un rat, quand, toi, tu n’as plus de souffle ? Tu ne reviendras jamais plus, jamais, jamais, jamais, jamais, jamais ! Je vous prie, dégrafez ce bouton. Monsieur, merci bien. Oh ! Voyez-vous ceci ? Regardez-là, regardez ses lèvres ! Regardez, regardez ! »
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Les citations en français sont issues de la traduction par Yves Bonnefoy (Gallimard, 1978)