AVIGNON : PROPOSITION D’UNE PORTE A TROIS BATTANTS –OU VOLETS, C’EST SELON

Un festival en trois pièces, avec un interlude

Depuis l’Hôtel d’Angleterre vers le Centre et Shakespeare,
Par l’Horloge vers les Barriques et ses Comédiens,
Des cors du Palais des Papes à l’Iphigénie de la Chapelle de l’Oratoire après une balade musicale à partir du parvis de l’Eglise Saint Agricol vers l’imaginaire de la beauté … visible et invisible…

SLEEPING POINT
NB. « Le Sleeping Point était un procédé utilisé par les acteurs élisabéthains pour ‘réveiller’ une salle un peu bercée par le flot du texte »

Sur le mur, vers la porte du théâtre, quelques réflexions de Peter Brook nous accueillent : « Pour moi, le théâtre n’est pas un art mais une joie directe : je cherche simplement à ce qu’ à la fin du spectacle les gens se sentent mieux … Le théâtre c’est une fugitive étincelle de vie qui apparaît, disparaît. Qui nous rappelle que dans le monde, rien n’est linéaire, permanent, simple ».

Croisement de textes : Shakespeare/Philippe Avron
Sans compter les textes inaudibles que les spectateurs ne manqueront pas d’écrire— à leur insu parfois—inspirés par une réminiscence ou une autre, touchés par une réplique ou une autre, ravis par une trouvaille ou une autre. Work in Progress, comme l’est toute œuvre théâtrale chaque fois qu’elle accède à elle-même/qu’elle prend forme et chair…
Et qu’elle sécrète des images qui ressemblent à des chrysalides en attente de transformation, pour reprendre l’une des beaux moments de ce texte-monde.

D’abord, peut-être : un hommage à Shakespeare, et à ce que le théâtre est/fait/ joue/fait jouer/fait exister.
Les miracles qu’il opère, parfois à notre insu, là encore.

Des accessoires à la réalité du texte. Deux univers qui se croisent et s’interpellent à travers le personnage—unique, magistral, à la fois tragique et comique—de l’accessoiriste ou stage keeper. De la vraie scène, on ne perçoit que quelques bribes, par intermittences, au gré de l’apparition des accessoires (précisément), synecdoques de ce qui se joue en scène et que nous, spectateurs de chair et d’os, nous devons imaginer à l’instar du public imaginé (et imaginaire) qui, lui, voit et suit la pièce qu’il ne nous est pas donné de voir.
Des jeux de mise en abymes grotesques (c’est à dire comiques et terrifiantes)—(re)jouer Hamlet par fourchettes, théières et biscottes interposées/(re)jouer MacBeth par le truchement de poupées de chiffon—font comprendre et sentir, mieux peut être encore que les tragédies auxquelles elles font signe, la condition humaine. Passer du rire aux larmes. A son/notre/leur insu. Dans l’innommable d’une terreur qui monte, dans une présence presque insoutenable car omniprésente dans le hors-scène du spectateur du festival d’aujourd’hui.

Le théâtre comme miroir déformé et déformant.
Miroir, miroir, dis-moi pourquoi je pleure…
Miroir, miroir, dis-moi que je suis encore en vie…
Miroir, miroir, dis-moi que tout ceci n’est que fiction…
Miroir, miroir, ne me dis pas que ceci est l’accessoire jeté à la face du spectateur qui s’endort… De quel sommeil—de quel sleeping point –essaies-tu de me sortir ?

COMEDIENS
Pas de scène sans acteur, pas de théâtre sans public.
Comédiens ou la comédie humaine des acteurs. Qui inclut peut-être aussi celle des spectateurs. Petits et grands. Aguerris ou non. Avertis ou non. Rompus ou non à l’illusion théâtrale…
Les drames—grands et petits—qui forment le texte inaudible d’un autre hors- scène.
L’espace et le temps mis en jeu—autant que mis en scène— dans un kaléidoscope d’images et d’interpellations au hors-champ de la création.
Tissu fragile des relations entre les acteurs à travers—ou malgré—leurs personnages.
Les balbutiements, les échecs et les triomphes de la posture de « comédien » dans la vie du théâtre et dans son après. Son au-delà. Une sorte d’éternité de la vie de comédiens avec ses apprentissages, ses triomphes et ses découvertes. Pour le meilleur et pour le pire.
Des trouvailles : comment mettre en scène le flasback? l’accéléré? Le monologue intérieur? Le bouillonnement d’émotions contradictoires, fugaces, intenses? Leur envers et leur endroit… Leur fil(s), ficelle(s), couture(s) et autre lien.
Comment réconcilier et harmoniser ?
Comment surmonter et affirmer? Sans faire silence, sans occulter, sans détruire. Sans (un) (le) masque.
La dimension physique du travail du comédien, la dimension irréversible de ce que « jouer la comédie » veut dire.
Entre autobiographie et fiction, qu’est-ce qui se joue vraiment ? La déconstruction patiente, fine et brillante du mécanisme théâtral et du jeu actanciel ?
L’anatomie du corps théâtral, de ses membres, de ses humeurs, de ses états d’âme? Selon l’image de Magritte : la machine à coudre sur la table d’opération.
Explorer—jeter un coup de projecteur—sur les étapes de la carrière de comédien—de son Odyssée sur la terre du théâtre, à la fois pèlerinage, aventure et quête. Les étapes d’une initiation à soi-même et aux autres à travers des textes et des gestes qu’il convient chaque fois de se réapproprier. De faire/parfaire/ défaire/refaire.
Va et vient incessant entre le comédien et le Comédien, le sur-scène et le hors -scène… dans le cadre plus large du spectacle qui est en train d’être joué pour nous, ici et maintenant. Dans une hésitation instaurée ou ébauchée—ou programmée—depuis le début puisque le spectacle semble avoir commencé sans nous, (apparemment) indifférent à notre entrée avant de nous interpeller fortement.

Comme la poésie de Whitman, l’expérience à laquelle nous invite Comédiens est un réajustement constant de notre perspective sur ce qui joue/se joue/est joué devant nous.
Se joue t-on de nous, d’ailleurs ?
Ou joue t-on simplement pour nous ?

Entre rire et larmes, là encore. Shakespeare n’est jamais loin…
Point without sleeping.
No sleeping indeed.
But point there is.

INTERLUDE : BALADE MUSICALE CHEMIN VERS L’INVISIBLE

Une promenade musicale intitulée La Beauté : chemin vers l’invisible.
Un parvis.
Quelques spectateurs.
Un ciel profond et clair, une lune en cours d’apparition…
Quatre musiciens.
La mélodie s’élève, dehors, sous le jour encore bleu qui s’assombrit pour céder la place à la nuit. Plus que jamais la comparaison proustienne de la lune à quelque « actrice » en train de se préparer pour la scène paraît appropriée…
Les musiciens, un à un, nous convient à leur suite pour découvrir l’intérieur de l’église.
D’étape en étape un chef d’œuvre se révèle dans les différentes chapelles, mis en valeur par un projecteur alors que les musiciens nous dévoilent leur programme. Tableaux, sculptures, bas reliefs : autant d’acteurs improvisés, autant d’auteurs d’un texte à découvrir avec l’oreille du cœur. L’œil écoute, selon la belle image de Claudel.
Moment de communion qui invite le spectateur à devenir participant pour partir à la rencontre de protagonistes d’antan—ou peut-être futurs. Qui sait ?

IPHIGENIE
Autre croisement de texte : Jean-René Lemoine/musique coréenne.
La compagnie DauDo explique : « nous avons pris la liberté d’imaginer la rencontre des mythologies grecques et coréennes, et des voix françaises et coréennes »

NB. « DauDo, en coréen et en sino-coreen, désigne un point d’acupuncture fondamental qui signifie ‘la voie, le chemin, le voyage vers la joie’ ».

Réaliser le vrai sens de la tragédie grecque—sa force et sa beauté—par le truchement du texte de Jean-René Lemoine mis en scène par la troupe DauDo. Quelque chose se joue, à la fois proche et lointain.
A partir de la légère accentuation coréenne, de l’accompagnement inédit et surprenant de la musique coréenne, et de ces harmonieux tissages, une redécouverte : faire du nouveau avec de l’ancien, ou bien plutôt de l’ancien avec du nouveau ? C’est selon, peut-être…

La forme épurée d’Iphigénie surgit de derrière les colonnes de la chapelle de l’Oratoire transformée en théâtre, interpellant la dimension sacrée et rituelle de qui se passe ici et maintenant. Dans ce temps et par cet espace. La frontière entre le passé et le présent s’estompe, un entre-deux entre l’Orient et l’Occident s’ébauche.
Pour seul décor : du sable, des bougies, un rideau.
Les mots tombent, chancellent parfois, vacillent entre la tristesse et l’exaltation. Pour le spectateur il s’agit d’abord d’une expérience auditive—le léger accent d’un autre ailleurs faisant revêtir au texte de prose/prosaïque le vêtement/l’allure d’un poème. Les dénotations ordinaires de « cuisine » et « carrelage » accouchent d’une connotation nouvelle.
N’est ce pas l’expérience poétique par excellence ? La transformation de tout l’univers verbal en une fête—pour l’oreille, l’esprit et, même, la vue. Car la déclamation est ponctuée de gestes :
Un petit mouvement de pied qui touche le sable, le caresse, l’étudie.
Un petit mouvement de bras
L’esquisse d’une danse, un coup d’œil
Un mouvement de tête ou de la nuque
Des images s’immiscent : « Je me noie dans les yeux de Patrocle »
Des sentiments houleux arrivent, échouent sur le rivage du poétique, troublent la beauté de ce sable que le pied nu d’Iphigénie effleure—laissent affleurer les émeutes de son cœur. Le sentiment amoureux est une noyade.

« La mer ramène ou ne ramène pas sur le rivage »

Paroxysme de la douleur qui devient cri. Tout simplement. Un tableau de Munch transformé en hurlement théâtral.
Le discours se déchire dans l’entredeux du rationnel et de l’émotionnel.
Les noms des protagonistes antiques s’égrènent, leur constellation fait jaillir souvenirs et étonnements nouveaux—galerie de personnages rencontrés dans l’enfance, inoubliables et inoubliés. Agamemnon, Clytemnestre, Electre, Oreste, puis Achille, Patrocle, Paris, Hector, Andromaque (Astyanax ne surgit pas dans le texte récité, mais dans la mémoire surviennent les beaux vers d’Homère… envers et contre tout le travail du temps et de l’oubli…)
Ils sont donc (presque) tous là dans les plis et les replis du texte dit/écouté/ suggéré/réécrit—balbutiés ou mis en musique. Ou en cri. Ou en geste. Ou en silence.

L’une des dernières images t’arrête en vol, O spectateur de notre aujourd’hui, mon frère, ma sœur, et pour toute Cassandre à la recherche d’une paix perdue: le chagrin creuse des fossés dans mon cœur comme le fossoyeur dans la terre…

Même le soleil de cette merveilleuse journée d’été ne peut tout à fait te réchauffer. Comme les bateaux des guerriers, tu restes immobile, immobilisé(e) par le poids d’une émotion que tu ne peux sacrifier.

Théâtre, théâtre, que veux-tu ?

La guerre de Troie aura bien lieu.

Marie Lienard-Yeterian