A la multitude des langues humaines s’est progressivement, au fil de l’histoire, surimposée une seconde discussion, dans une langue plus abstraite, moins riche, mais d’une puissance magique: le langage des mathématiques. Les nombres et les opérations qu’ils rendent possible sont aujourd’hui les supports, les véhicules ou les justifications de la quasi-totalité des interactions et des transactions humaines, qu’elles soient digitales, narratives ou physiques. Leur omniprésence et l’immensité des possibles qu’ils ont ouverts rendent vertigineuse la pensée que leur existence est historique, qu’ils sont une invention culturelle dont le développement et la diffusion ont été progressives, et ne sont stabilisés, dans ses principes fondamentaux, que depuis quelques centaines d’années (le 0 se répand en Europe, vers le Xème siècle, les nombres négatifs sont acceptées très tardivement, entre le XVIIIème et le XXème siècle).
Nombres et civilisation
Si l’on peut imaginer que des notions simples de dénombrement font partie d’un patrimoine très archaïque de l’humanité -sûrement partagé d’ailleurs avec d’autres espèces d’animaux- l’apparition et le développement des mathématiques plus avancées a nécessairement constitué un changement profond dans les civilisations antiques qui en ont été le creuset.
Les nombres permettent de mesurer des quantités, et les opérations mathématiques (addition, soustraction, multiplication, etc.) permettent de manipuler ces quantités pour les répartir, les faire évoluer. Partant de ces manipulations, les théorèmes mathématiques découpent dans l’univers des nombres des raccourcis de pensée qui exploitent certaines régularités du système. Si 2 + 2 font 4 est une réalité facilement accessible, le fait qu’un triangle dont les côtés ont pour longueurs 3, 4 et 5 soit un triangle rectangle est beaucoup moins immédiat avant Pythagore.
L’outil mathématique et sa capacité à constituer un univers cohérent, permettant de traiter des situations extrêmement complexes à travers des lois relativement simples à énoncer et à manipuler exerce encore aujourd’hui une fascination profonde sur l’humanité. Nous consacrons toujours à son analyse un effort important et la quasi-totalité de nos activités en dépend plus ou moins directement.
Cette fascination a des racines anciennes : la plupart des premières traces écrites retrouvées en Mésopotamie, ou en Egypte sont des registres comptabilisant des quantités de nourriture ou de marchandises produites, échangées ou versées aux temples et aux palais. Ces registres qui peuvent sembler anodins sont la marque d’une transformation importante de la société, concomitante du développement de l’écriture: doté d’outils mathématiques et de technologie permettant de consigner et stocker l’information produite, le pouvoir s’est centralisé, et l’administration a fait son apparition, préparant la naissance des premiers empires.
Grâce aux nombres, il devient possible d’effectuer un calcul depuis l’abstraction du palais pour savoir si les quantités de nourriture en stock sont suffisantes pour nourrir une population pendant la mauvaise saison, ou si la province conquise a versé le juste tribut. Ces éléments critiques à la bonne administration et à la survie d’une société sont subitement devenues des informations, séparées de leur substrat concret, que l’on peut dès lors à loisir transporter, transférer et manipuler pour en décider une vision de la réalité.
Vérité et pouvoirs
A travers la notion d’information, c’est l’ensemble du rapport au monde et au futur d’une société qui se trouvent transformés, radicalement. La notion de vérité se dissocie progressivement de celui qui la professe, de sa sagesse, sa naissance ou sa sainteté. Le monde se couvre d’informations qu’il devient possible à certains de collecter, d’aggréger ou de consigner au moyen d’outils : un stylet, une tablette d’argile ou de pierre, et des bases de calcul. Le sort des empires qui naissent et se structurent ne dépend plus seulement des rêves prémonitoires de leurs souverains mais aussi d’armées de scribes ou de collecteurs d’impôts qui sont en mesure de rendre compte au pouvoir central d’informations chiffrés sur l’état de ses stocks ou de ses soldats. Et la société dispose de règles et de principes efficaces qui lui permettent de former autant de personnes qu’elle le désire aux outils qui lui permettront de mieux appréhender le réel, de consigner et de générer de nouvelles informations. C’est un changement majeur, qui propulse la vérité dans le domaine profane, à portée des hommes, alors qu’elle était jusque là inaccessible au commun des mortels et le privilège des trois êtres exceptionnels uniquement : le Roi, le Devin et l’Oracle.
Dans la pensée Grecque en particulier, les développements concomitants des mathématiques, de l’écriture et de la philosophie, font de la vérité le résultat d’une démarche qui doit suivre des règles précises de logique, de mathématiques ou d’argumentation. Cette vision de la vérité consubstantielle à la démocratie Grecque sera reprise en Europe à la Renaissance puis étendue au siècle des Lumières. Elle conçoit la pratique philosophique puis scientifique comme un vaste algorithme : une succession d’opérations qui permettent d’aboutir à un résultat qu’on considère comme vrai précisément parce qu’il a été produit en suivant ces règles précises.
« Quand la réforme hoplitique, par l’imposition d’un nouveau type d’armement et de comportement à la guerre, entre dans les usages de la cité, aux environs de 650 avant notre ère, quand cette réforme favorise l’apparition de citoyens-soldats « égaux et semblables », la parole-dialogue, la parole profane, celle qui agit sur autrui, la parole qui cherche à persuader et se réfère aux affaires du groupe, ce type de parole gagne du terrain et, peu à peu, rend désuète la parole efficace et porteuse du vrai. Par sa fonction nouvelle et qui est fondamentalement politique, en rapport avec l’agora, le logos, parole et langage, devient un objet autonome, soumis à ses propres lois. Deux grandes directions vont s’ouvrir dans la réflexion sur le langage. D’une part, le logos comme instrument des rapport sociaux: quel est son mode d’action sur autrui ? Rhétorique et Sophistiqué vont analyser les techniques de persuasion, développer l’analyse grammatical et stylistique du nouvel instrument. Tandis que l’autre voie, explorée par la philosophie, s’ouvre sur le logos comme moyen de connaissance du réel: la parole est-elle le réel, tout le réel? Et qu’en est-il du réal exprimé par les nombres, celui que découvrent les mathématiciens et les géomètres? »
M. Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque,
C’est un travail long et laborieux, dont les principes ont conservé ceux de la démocratie athénienne : l’humanité avance par un débat ouvert entre des protagonistes qui se placent sur un pied d’égalité en choisissant d’utiliser les mêmes outils, de suivre les mêmes règles et de confronter leurs point de vue.
De cette vaste discussion commune, faite de comparaisons et de controverses, émerge progressivement, tel un sédiment assemblé patiemment, un consensus qui constitue la vérité, pensé comme une vision partagée, profondément immanente dans ses principes et volontairement transcendante dans ses résultats. C’est la vérité, parce que nous en sommes tous l’algorithme.
« Dans une civilisation scientifique, l’idée de Vérité appelle aussitôt celle d’objectivité, de communicabilité, d’unité. Pour nous, la vérité se définit à deux niveaux: conformité à des principes logiques d’une part, conformité au réel d’autre part, et par là elle est inséparable des idées de démonstrations, de vérification, d’expérimentations. »
M. Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque
Autonomie
Partant de cet idéal antique, la définition de l’algorithme, qui n’avait pas évolué jusqu’au XXème siècle, a connu un fort glissement au début du XXIème siécle. L’algorithme est, aujourd’hui, avant tout synonyme d’un mécanisme automatisé, confié à une machine informatique. Il est devenu une externalisation du raisonnement scientifique qui a progressivement quitté le domaine du calcul mathématique pour s’étendre à ceux bien plus complexes de la prédiction et de la prise de décision.
Quel rapport, dans notre vocabulaire quotidien, entre « l’algorithme Google », « l’algorithme Tinder » ou celui des voitures autonomes ? Quel lien ce mot entretien-t-il encore avec «l’algorithme d’Euclide», une succession de règles simples, transparentes, développées dans l’Antiquité et permettant d’obtenir le plus grand commun diviseur de deux entiers quelconques?
Algorithme marque aujourd’hui avant tout la distance, l’externalisation, l’automatisation. Il est devenu dans la langue commune un mot immense, dont les détails sont obscure, incompris, un quasi synonyme de « machin ». C’est un algorithme parce que c’est compliqué, parce que c’est inventé par des personnes savantes et parce que c’est rendu possible par des capacités de calcul gigantesques.
En confiant nos prises de décisions quotidiennes, anodines ou extraordinaires à des « algorithmes », en leur donnant la responsabilité de prédire ou de décrire pour nous le monde, nous changeons progressivement notre vision de la vérité. L’algorithme n’est plus cet idéal partagé, ouvert, confronté au débat, à la comparaison, au consensus. Il se referme, devient une « boîte noire », souvent incompréhensible pour ses auteurs mêmes, propriété d’entreprises qui monétisent son utilisation et déploient leurs armées de capteurs sur nos écrans et dans nos vies pour le nourrir avec encore plus d’informations.
La vérité n’est plus le résultat d’une méthode mais d’une accumulation de moyens. C’est un algorithme parce que c’est ailleurs. Parce que ce n’est plus humain. Parce que c’est transcendant.
En suivant scrupuleusement les mécanismes qui l’en ont extraite, ironiquement, la vérité retourne avec l’algorithme moderne dans la bouche du Roi, de l’Oracle et du Devin.