Il en reste quoi, de cet arbre, un chêne, dans cette forêt, il y a longtemps, contre lequel nous nous étions appuyés ? C’était dans une autre vie, dans un autre temps. Au printemps. Je pourrais me souvenir de l’endroit. Au bord d’une petite route. D’un chemin parcouru par les sabots des chevaux. Le son d’une rivière, au loin, peut-être. Je crois que je pourrais le retrouver, cet arbre, au milieu de ses semblables.
Dans cette population incommensurable, dans cet enchevêtrement si bien organisé de branchages, d’herbes, de mousse.
Des fleurs, peut-être, qui percent la couche d’humus, la litière de feuilles tombées à l’automne précédent. Des asparagales, des liliacées.
Je pourrais y retourner, remettre mes pas dans nos pas, effacés par le temps, m’enfoncer à nouveau dans la forêt, observer le lichen, chercher dans l’écorce une trace, le souvenir du passage de nos corps. Je pourrais le reconnaître, cet arbre. Il n’a pas bougé. Je sais qu’il est toujours là. Je sais qu’il m’attend.
Qu’en reste-t-il, exactement ? De ce chêne sur lequel nous nous étions appuyés, et du souvenir que nous en avons. Est-ce que c’est toujours le même ? Est-ce que tu t’en souviens comme moi je m’en rappelle ?
Il y a, inscrit à l’intérieur du duramen, tout ce que l’arbre a été. Chaque printemps, chaque hiver. Les pluies et les sécheresses. La succession des années.
Au centre de chaque arbre adulte, il reste la trace du frêle arbrisseau. Le passé toujours présent sur lequel tout l’arbre s’appuie pour continuer à grandir. Dans cette forêt. Sous l’écorce. Dans la profondeur du bois. La sève qui a frôlé nos corps a inscrit une trace. A tout jamais indélébile.
Et dans ma mémoire, dans l’enchevêtrement mystérieux de mes neurones, il reste une image, un lieu, une émotion. Liés ensemble, aussi longtemps que je parviendrai à maintenir ma propre homéostasie.
Peut-on seulement oublier?
Le temps passera.
Le chêne, dans cette forêt, et le souvenir que nous y avons laissé s’effaceront, peut-être. Avec le temps, sûrement, mon esprit cessera de revenir sur nos traces, de maintenir en vie un fantôme. On dormira mieux. On regardera vers le futur en se disant qu’on a grandi.
On pensera être passé à autre chose.
Et puis, un jour, sans qu’on s’y attende.
Il suffira de presque rien.
Une odeur, une caresse, le bruit des feuilles sous tes semelles.
Et un souvenir te reviendra. Des profondeurs de ta mémoire.
L’espace d’un instant, fugace, tout sera à nouveau présent.
La sensation de l’écorce sur ta peau.
Ton regard vers le ciel.
Le son de ta voix.
Et tu comprendras que rien ne disparaît.
Qu’on ne tourne pas la page.
Qu’on ne fait pas table rase.
Tu comprendras que tu portes, depuis toujours, un vide.
Que ta vie douce, confortable, rassurante, est jalonnée d’absences, dont la forme de ton existence conserve à tout jamais la trace.
Que tu es comme un chêne.