« I had so worked upon my imagination as really to believe that about the whole mansion and domain there hung an atmosphere peculiar to themselves and their immediate vicinity– an atmosphere which had no affinity with the air of heaven, but which had reeked up from the decayed trees, and the grey wall, and the silent tarn–a pestilent and mystic vapour, dull, sluggish, faintly discernible, and leaden-hued.
Shaking off from my spririt what must have been a dream, I scanned more narrowly the real aspect of the building. Its principal feature seemed to be that of an excessive antiquity. The discoloration of ages had been great. Minute fungi over-spread the whole exterior, hanging in a fine tangled web-work from the eaves. Yet all this was apart from any extraordinary dilapidation. No portion of the masonry had fallen, and there appeared to be a wild inconsistency between its still perfect adaptation of parts, and the crumbling condition of the individual stones. In this there was much that reminded me of the specious totality of old wood-work which has rotted for long years in some neglected vault, with no disturbance from the breath of the external air. Beyond this indication of extensive decay, however, the fabric gave little token of instaility. Perhaps the eye of a scrutinising observer might have discovered a barely perceptible fissure, which, extending from the roof of the building in front, made its way down the wall in a zigzag direction, until it became lost in the sullen waters of the tarn. »
E. A. Poe, The Fall of the House of Usher
De quoi est faite la Maison Usher ? Quelles forces mystérieuses la maintiennent entière, comme en équilibre au-dessus du précipice, alors que tout en elle semble indiquer la ruine, l’émiettement ? D’où provient cette sensation étrange (peculiar) qui envahit le narrateur à son approche ?
La Maison et son environnement direct constituent un espace singulier, mal défini, étrange, où le liquide et le gazeux se mêlent en de lourdes vapeurs, ou le vivant ne semble qu’évoquer la mort (decayed trees), où l’eau absorbe toute lumière dans ses profondeurs couleur de plomb. Les mots eux-même se dédoublent, comme le remarque le narrateur, sans que l’on ne sache très bien ce que désigne réellement cette Maison, et si elle est tout à fait inerte. La vie s’y transmet comme une épidémie.
« it was this deficiency, perhaps, of collateral issue, and the consequent undeviating transmission, from sire to son, of the patrimony with the name, which had, at length, so identified the two as to merge the original title of the estate in the quaint and equivocal appellation of the “House of Usher” — an appellation which seemed to include, in the minds of the peasantry who used it, both the family and the family mansion. »
La Maison est une anomalie, un retard. Dévorée par la mousse, elle ne devrait plus tenir debout et pourtant elle se maintient, dans l’attente de son anéantissement, au-dessus du marécage. Cette attente, c’est évidemment celle de Roderick Usher, anticipant sa propre disparition et celle de sa soeur jumelle Madeline, dont la profonde mélancolie se propage comme une infection dans les vapeurs lourdes, passant de Roderick à sa soeur et à la Maison dans un curieux pivot de gémellité entre les hommes et les choses, le vivant et l’inerte, le présent et l’avenir.
Tout, dans la Maison Usher semble souffrir d’un étrange décalage : déjà mort mais toujours vivant, déjà effondré mais toujours debout, déjà enterré mais pas encore mort, et ce n’est qu’au moment de l’effrayant épilogue que la narration retrouve une synchronisation, la terrible coïncidence du récit lu par le narrateur avec les sons glaçants de l’approche du vivant fantôme de Madeline Usher.
I resumed the narrative of Sir Launcelot, which thus proceeded:
“And now, the champion, having escaped from the terrible fury of the dragon, bethinking himself of the brazen shield, and of the breaking up of the enchantment which was upon it, removed the carcass from out of the way before him, and approached valorously over the silver pavement of the castle to where the shield was upon the wall; which in sooth tarried not for his full coming, but fell down at his feet upon the silver floor, with a mighty great and terrible ringing sound.”
No sooner had these syllables passed my lips, than — as if a shield of brass had indeed, at the moment, fallen heavily upon a floor of silver — I became aware of a distinct, hollow, metallic, and clangorous, yet apparently muffled reverberation.
Comme un film rattrapant brutalement son retard le récit se termine trois paragraphes plus tard, qui voient tour à tour s’effondrer Madeline, Roderick et la Maison entière, dévorés par l’étang en une seconde sous les yeux du narrateur.
La Maison est faite de cette tension, de cette attente, de ce retard qui nous plongent dans un futur non encore advenu, dans l’anticipation et la réminiscence du néant. Elle est un lieu d’apocalypse en ce qu’elle révèle la possibilité d’un univers sans l’homme, d’une réalité profondément autre parce que tout je en est désormais absent, ou pas encore présent. L’intrication entre la végétation et la Maison est telle qu’il devient impossible de savoir si les mousses sont postérieures aux murs qu’elles recouvrent ou si au contraire elles préexistaient à la Maison qu’elles maintiennent en équilibre.
La nouvelle d’E.A. Poe nous révèle l’altérité d’une nature cyclique, où la pourriture engendre la naissance, et dans laquelle les efforts humains de construction, de nettoyage, d’asepsie sont voués à l’échec, du fait de leur caractère transitoire. Elle est profondément transgressive en ce que l’auteur s’attaque à la famille et à la maison, deux symboles de l’ordre, de la protection et de l’éternité, pour les faire éclater sous les assauts de la moisissure et du vivant.
La Nature telle que décrite par Poe est celle qui est partout, nous précède et nous survit, nous constitue et nous traverse. C’est celle des mousses, des insectes, des bactéries qui peuplent notre intestin et nos muqueuses, des parasites qui nous empruntent et nous quittent, des vers qui nous digèrent et nous recyclent, de la matière vivante comme un immense océan qui grouille et que nous cherchons à tout prix à conserver tabou, de peur de rompre les catégories qui structurent notre réel.
Ces espèces pourtant ne semblent s’être jamais aussi bien portées que dans notre univers d’abondance et de déchets. Tapies derrière l’écran de nos consciences elles attendent leur heure, déjà venue, bientôt présente, et nous maintiennent en vie en attendant, en équilibre sur le bord du précipice que nous nous efforçons à combler.